Un expert judiciaire appelé à valoriser une entreprise se plante royalement
by Aslam Bakkali Mar 08 2023


Je ne peux donner le détail de cette affaire pour des raisons évidentes mais voici quelques mois j’ai été contacté par le dirigeant d’une société sommée par la Justice de racheter les actions d’un actionnaire minoritaire.
Afin de déterminer la valeur de ces actions, tout naturellement, un expert judiciaire a été mandaté.
Devant le montant avancé par ce dernier, mon Client m’a demandé de faire le même exercice de manière contradictoire.
Je suis arrivé à des conclusions diamétralement différentes dues non pas à des divergences quant aux hypothèses retenues mais à l’application même des méthodes de valorisation.
L’Expert a utilisé 3 méthodes à savoir les multiples de l’EBITDA (Excédent Brut d’Exploitation), l’actif net corrigé plus goodwill et le Discounted Cashflow. Pour les 2 dernières méthodes, des erreurs grossières sont observées.
Celles-ci conduisent à une surévaluation importante des actions à racheter.
De quoi parle-t-on précisément ?
Dans le cas de l’actif net corrigé plus goodwill, la notion de goodwill est très importante. A cet égard, il en existe plusieurs définitions bien qu’une seule soit correcte pour l’application de cette méthode.
Quelles sont les définitions généralement admises ?
Il y a le goodwill comptable qui représente l’écart d’acquisition dans le chef de l’acquéreur entre le prix d’acquisition et la valeur comptable de la société acquise. Si le prix payé est supérieur à cette valeur comptable, un goodwill sera enregistré dans les immobilisations incorporelles (compte 212 du Plan Comptable Minimum Normalisé).
Selon la Commission des Normes Comptables « l'amortissement du goodwill, lorsque la durée d'utilisation ne peut être estimée de manière fiable, sont répartis sur une durée de dix ans au plus. La durée d'amortissement du goodwill est justifiée dans les annexes.
https://www.cnc-cbn.be/fr/node/1196
Il y a le fonds de commerce composé d’actifs incorporels (clientèle, marque, droit bail, enseigne, propriété intellectuelle, contrats, homologations/certifications, …) et corporels directement lié à l’activité tels que le matériel et outillage.
Les murs et les dettes (commerciales, fiscales, sociales, salariales et financières) n’en font pas partie.
La cession d’un fonds de commerce (asset deal) implique donc que :
- les dettes étant exclues, la valeur d’un fonds de commerce est par définition supérieure à la valeur des parts ;
- la société, même vidée de son activité, perdure ;
- la société sera taxée à l’impôt des sociétés sur la plus-value réalisée ;
- l’actionnaire ne pourra bénéficier de cette cession qu’après s’être acquitté du précompte mobilier, généralement de 30%.
Et puis, il y a le goodwill utilisé en valorisation d’actions d’entreprises (Share deal).
Comme le rappelle l’Institut des Réviseurs d’entreprises
«L’approche patrimoniale est généralement retenue pour la valorisation d’entreprises patrimoniales (sociétés immobilières, holdings), d’entreprises avec peu de rendement, d’entreprises en difficulté, ou encore pour la détermination d’une valeur « plancher ». L’approche patrimoniale n’est cependant pas une méthode adéquate lorsque l’on considère qu’il y a lieu de tenir compte également d’un goodwill basé sur le rendement de l’entreprise.
Pour d'autres entreprises, cette valeur sera augmentée d'un goodwill. Ce goodwill est basé sur l'actualisation de la supervaleur de l'entreprise. La supervaleur est la différence entre le bénéfice dégagé par l'entreprise et le rendement normale de l'investissement c.à.d. multiplié par le taux sans risque.
Il est interpellant de constater que l’Expert confond les méthodes de valorisation d’un fonds de commerce (asset deal) et des actions d’une entreprise (share deal) en additionnant erronément les capitaux propres (dettes non-exigibles) à une hypothétique valeur du portefeuille clients en créant artificiellement et de manière totalement incompréhensible un actif fictif et delà une plus-value latente.
Afin de valoriser ce fonds de commerce, l’Expert se réfère au site officieux www.mesotten.be.
Dans la méthode dite du DCF (Discounted Cashflow), l’Expert actualise, par extraordinaire, non pas les flux de trésorerie disponibles mais l’EBITDA.
La différence entre ces deux notions est immense. En effet, l’EBITDA représente le résultat d’exploitation plus les charges non-décaissées généralement composées des amortissements et réductions de valeurs) alors que le cashflow libre peut être calculé en démarrant de l’EBITDA comme suit :
EBITDA + cession d’actifs – investissements +/- variation des besoins en fonds de roulement – l’impôt sur le résultat d’exploitation
A l’évidence le cashflow libre est par définition beaucoup plus faible que l’EBITDA car il désigne la trésorerie générée par une entreprise une fois que les investissements nécessaires au bon développement de l’activité et de l’outil de production ont été effectués. Les dirigeants de l’entreprise peuvent alors l’utiliser à leur bon vouloir, par exemple pour rembourser des dettes financières, verser des dividendes ou diversifier leur activité.
Une nouvelle fois, cette erreur grossière conduit l’Expert à surévaluer les actions devant être rachetées par mon Client.
La valorisation d’entreprise n’est pas une science exacte car elle implique de définir des hypothèses par rapport à des résultats futurs mais la situation présente est consternante et affligeante.
Bien que cet « expert » se trompe royalement, il a le grand privilège d’être … Expert Judiciaire. Est-ce que la Justice lui donnera raison ou pas ? Affaire à suivre.
Aux apprentis-sorciers-évaluateurs, je recommande d’éviter de se lancer dans des valorisations d’entreprise lourdes de conséquence à la fois pour les cédants et acquéreurs.
A ces derniers, je leur recommande vivement de se faire accompagner par des évaluateurs d’entreprises reconnus pour leur expertise.
Votre dévoué,
Aslam Bakkali